Le cadavre gît, les bras en croix, sur le bas-côté de la voie express qui relie les quartiers abidjanais d'Adjamé et de Yopougon, non loin d'une casse automobile. A l'aube du 2 février, les passants ont découvert ce corps sans vie lesté de cinq balles de fusil d'assaut, vêtu d'un polo bleu souillé de sang et de poussière. Celui de Camara Yéréfé, 50 ans, artiste et comédien populaire, connu ici sous le nom de «Camara H». La veille, vers 21 h 45, soit un quart d'heure avant l'entrée en vigueur du couvre-feu, un quatuor d'hommes en armes et en treillis vient chercher à son domicile ce musulman dioula, militant du Rassemblement des républicains (RDR), le parti de l'opposant en exil Alassane Ouattara. «Il y avait deux 4 x 4 et une BMW noire, raconte Sadate, l'aîné des cinq enfants du défunt. Sur leur ordre, le vieux s'est habillé, il a pris ses papiers et les a suivis sans résister. Lui n'avait rien à se reprocher.» «Où l'emmenez-vous?» s'enquièrent les fils. «A la DST.» Jamais l'acteur au chômage natif d'Odienné (nord du pays), chargé depuis peu de la communication à la municipalité d'Adjamé, n'atteindra les locaux de la Direction de la surveillance du territoire. Au dire des riverains, il sera abattu après que ses assassins l'auront vainement sommé de fuir.
Une ruelle encaissée de Yopougon-Sideci. Dans la cour de l'humble maison familiale, les parents et les amis de Camara conversent à voix basse. Les regards sont graves, mais les yeux secs. Ni cris ni sanglots. Même retenue dans la touffeur de la chambre exiguë où reçoivent les trois garçons et la veuve de la vedette déchue. Ils racontent la carrière théâtrale puis télévisée de «H», les cinq mois de prison purgés après une marche orageuse du RDR, le procès, le non-lieu obtenu en mai 2001, la peur. A l'automne dernier, quand éclate la rébellion qui menace le président Laurent Gbagbo, Camara est de nouveau incarcéré. «Il est revenu blessé au crâne, le visage tuméfié», se souvient Youssouf Sylla, le maire d'Adjamé. Salimata, l'épouse, fait alors établir des passeports pour tous. Faute de partir au Mali - «les billets d'avion sont trop chers pour nous» - elle envisage de déménager. C'est que le climat, dans ce quartier acquis au Front populaire ivoirien (FPI) de Gbagbo, s'alourdit. «Des tas de gens sont contents de la mort de papa, admet Sadate, tiraillé entre révolte et fatalisme. Et ils le disent.» Le chef du clan, lui, voulait rester. Il se croyait protégé par sa notoriété. «Tout le monde vit en liberté provisoire, confia-t-il un jour à un neveu. La vraie liberté, c'est celle de l'esprit.» Avant son premier séjour à l'ombre, Camara animait à la télévision des émissions satiriques intitulées Comment ça va? puis Qui fait ça? Comment ça va? Plutôt mal. Qui fait ça? Bonne question.
Qui a ordonné et commis la soixantaine d'assassinats recensés depuis le 19 septembre 2002? Qui a massacré ce jour-là le général putschiste Robert Gueï, détrôné deux ans plus tôt par Laurent Gbagbo à la faveur d'un scrutin tumultueux, et sept de ses proches? Qui a abattu le ministre de l'Intérieur Emile Boga Doudou? Mystère. Depuis, la rubrique nécrologique n'en finit plus de s'étirer. Le 8 novembre, un commando de «forces de l'ordre» enlève dans sa clinique le Dr Benoît Dacoury-Tabley; on retrouvera sa dépouille criblée de balles. L'avant-veille, son frère Louis, ami d'enfance et compagnon de route de Laurent Gbagbo, avait annoncé son ralliement aux mutins. Le même mois, dans la forêt du Banco, à Abidjan, des promeneurs trébuchent sur le cadavre d'Emile Téhé, fondateur d'un petit parti d'opposition, embarqué peu avant par des caïds sanglés dans des uniformes de gendarme. Qui fait ça? «Les escadrons de la mort», répond le téméraire Ibrahima Doumbia, vice-président du Mouvement ivoirien pour les droits humains (Midh). «Bien sûr, nuance le jeune avocat, on ne peut leur imputer toutes les exécutions sommaires. Certaines sont le fait du policier du coin qui, faute de combattre sur le front, mène sa guerre ici. Convaincu de pouvoir, en toute impunité, butter un Burkinabé ou un Ivoirien du Nord. Les commandos de tueurs, eux, opèrent en plein couvre-feu. Le gars qu'on emmène ??pour interrogatoire'', le corps abandonné sur un terrain vague: le meurtre de "Camara H" résume parfaitement leur modus operandi.» Deux équipes distinctes sévissent. Très active au début du conflit, la première, composée de gendarmes, serait dirigée par un aide de camp de Simone Gbagbo, la femme du président. Quant à la seconde, elle réunirait des civils opérant d'ordinaire en tenue militaire. Et aurait à sa tête un ancien garde du corps de l'actuel chef de l'Etat, d'ethnie bété comme lui. Les cibles visées? Des opposants notoires ou les complices supposés de l'ennemi. «Listes rudimentaires, avance un juriste. Considéré comme un collaborateur, l'enseignant, le médecin ou le restaurateur qui persiste à travailler en zone rebelle peut y figurer.» Quiconque dénonce les sicaires du régime s'expose à des représailles définitives. Les étudiants de Martin Bléou, professeur agrégé et président de la Ligue ivoirienne des droits de l'homme (Lidho), l'ont informé récemment d'une rumeur alarmante. «Le mois dernier, précise l'intéressé, deux officiers de police m'ont suggéré de quitter le pays. J'ai refusé. Demander à être protégé? Mais protégé par qui?» Depuis l'assassinat de «Camara H», le maire d'Adjamé a plongé dans la clandestinité. Tout comme François Gueï, directeur de l'administration pénitentiaire, accusé d'octroyer un traitement de faveur aux détenus nordistes...
Exaspéré par un procès jugé infamant, le pouvoir dément tout en bloc. Le 3 février, au journal télévisé de 20 heures, le ministre de la Défense, Kadet Bertin, neveu de Gbagbo, lit un communiqué stigmatisant «l'intoxication médiatique et les méthodes mafieuses» des fossoyeurs de la Côte d'Ivoire, avant de présenter aux «familles éplorées les sincères condoléances du gouvernement». Dans l'après-midi, la DST, que nul n'incrimine, avait cru opportun de préciser qu'elle n'était mêlée «ni de près ni de loin au décès de M. Camara Yéréfé, acte crapuleux posé par des mains obscures».
Quant au quotidien Notre voie, organe du FPI, il distille la thèse de l'échange de tirs nocturne entre policiers et insurgés armés, puis dénonce une «manipulation des ennemis de la paix». A la présidence, on invoque volontiers le scénario de la provocation montée par des rebelles infiltrés. Reste qu'un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme corrobore les conclusions du Midh et de la Lidho. Sans occulter pour autant les graves exactions perpétrées par les rebelles, maîtres de la moitié nord du pays. De même, une clause annexe des accords - certes moribonds - de Marcoussis, signés le 24 janvier, condamne les méfaits «des escadrons de la mort et de leurs commanditaires», promis aux prétoires de «la justice pénale internationale». En privé, le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, juge établis les liens entre la «première dame» et les phalanges de tueurs (voir notre dossier "la diplomatie selon Villepin"). Le vent tournerait-il? L'ombre des tribunaux d'Arusha et de La Haye planerait-elle sur la lagune Ebrié? Me Doumbia décèle dans les casernes et les commissariats une réticence croissante à couvrir la sale besogne des miliciens: «On a même vu des gendarmes exiger des ordres écrits ou une brigade de recherche refuser, au nom de la procédure, de livrer un suspect.»
Comment ça va? Qui fait ça? La pièce de théâtre qui lança jadis «Camara H» avait, elle aussi, un titre prémonitoire: Malédiction.
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2 juin 2017Par:
La refondation cette calamité !