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Societe

Le testament de Cheikh Anta Diop

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Dakar a abrité, du 19 au 23 avril puis du 11 au 15 mai 1982, une rencontre de spécialistes de l’histoire, de la sociologie, de l’économie, de la philosophie, de la physique, des mathématiques, des problèmes de la religion, tous venus, à l’initiative des Editions Sankoré et de l’Association des Historiens du Sénégal, se pencher sur les divers aspects de l’œuvre du grand savant africain Cheikh Anta Diop.
Près de trente ans après la publication de Nations nègres et culture, l’auteur de Civilisation ou Barbarie ? estime avoir gagné l’essentiel de son combat : faire du concept de l’Egypte nègre une donnée de la conscience universelle, un concept scientifique opératoire. Et au cours des débats de Dakar, personne n’a égratigné ce point confirmé, pour l’essentiel, par les recherches.
Au cours de ce symposium, l’essentiel des débats a plutôt gravité autour du nouveau pari formulé par Cheikh Anta Diop dans son livre Civilisation ou barbarie ?, à savoir la nécessité pour les jeunes Africains de s’atteler systématiquement à la connaissance de l’Egypte pharaonique, faute de quoi ils ne pourront pas bâtir un véritable corps de sciences humaines.
Au-delà des aspects purement techniques des communications, nous regrouperons les critiques adressées à Cheikh Anta Diop autour des trois points suivants :
- la pertinence et l’enjeu de ce retour à l’Egypte ;
- le rôle que le marxisme pourrait y jouer ;
- le statut privilégié qu’on lui reproche d’accorder à la civilisation égyptienne au point de désigner l’Egypte comme géniteur dans les relations de parenté qu’elle entretient avec le reste de l’Afrique.
En tout, huit séances de quatre heures en moyenne ont enregistré près d’une trentaine de communications auxquelles Cheikh Anta Diop a répondu dans le détail. Elles ont été suivies avec un intérêt manifeste par des milliers d’Africains venus se faire une idée plus précise de ces thèses audacieuses qu’ils se contentaient jusque-là de recevoir parce qu’elles étaient suspectées par certains milieux occidentaux :
- le premier homme sur terre est apparu en Afrique et il était Noir ;
- la civilisation de l’Egypte pharaonique a été bâtie par des Noirs qui, par l’intermédiaire de la Grèce, ont transmis au monde occidental en particulier et à l’humanité d’une manière générale, un capital de connaissances hautement élaborées, dans les domaines de la science, des techniques, de la philosophie, de la religion, des arts, etc., capital que l’humanité continue aujourd’hui de faire fructifier.
Mais de nos jours, tout cela est pratiquement acquis et c’est à un nouveau combat que s’attelle l’auteur de Civilisation ou Barbarie ? Sur un ton quelque peu péremptoire, le Professeur Diop a rappelé à plusieurs reprises au cours de ce symposium les termes de ce nouveau pari : « Il existe aujourd’hui un tissu de liens indéniable entre l’Egypte et l’Afrique. Il vous appartient de la visibiliser, sans quoi vous ne fonderez jamais un corps de sciences humaines. Vous ne pouvez pas être l’économie de cet effort, sinon vous ne ferez jamais rien. C’est moi qui vous le dis… et c’est pour moi la manière plus affectueuse de vous mettre en garde ».
« Il vous sera impossible de bâtir un vrai corps de sciences humaines tant que vous ne rattacherez pas l’Afrique à son passé historique le plus lointain. Et il se trouve que ce passé historique le plus lointain, c’est l’Egypte ».
Mais cela ne va pas sens réticences du côté des jeunes chercheurs.

L’enjeu du combat

C’est un marxiste, Mamadou Diouf, qui à la fin d’une communication proposant une périodisation intéressante de l’œuvre de Cheikh Anta Diop, a le plus brutalement posé le problème de la pertinence pour l’Afrique d’aujourd’hui de systématiser le retour à l’Egypte pharaonique : « On ne se définit pas par la connaissance historique ou le consensus historique mais plutôt par la conscience de classe ». Auparavant, il a fait remarquer que, même en Occident, il se dessine un mouvement de remise en cause de la prééminence supposée de l’Antiquité sur le Moyen-Âge. D’où nécessité, dans ce contexte, de relativiser l’analogie entre le rôle joué par l’Antiquité gréco-romaine dans la civilisation occidentale et celui que la connaissance de l’Egypte pourrait jouer dans le reconnaissance de la civilisation africaine.
Cheikh Anta Diop n’en a pas moins tenu à réaffirmer qu’ « un peuple coupé de son patrimoine culturel est un peuple infirme » et qu’il est nécessaire de « mettre fin à l’aliénation qui freine la créativité » des Africains. A son avis, les liens entre l’Egypte pharaonique et l’Afrique d’aujourd’hui sont si évidents qu’on ne saurait, raisonnablement, s’empêcher de les examiner. Ne serait-ce que sur le plan linguistique, il y a entre l’égytien ancien et le wolof par exemple « des parentés évidentes au niveau du lexique, et la rupture grammaticale est à peine consommée. A tel point que cela pourrait conduire à une révision en profondeur de toutes les théories sur l’évolution des langues ». Et il ne s’agit pas seulement du wolof puisque Théophile Obaga a vérifié cette parenté avec les langues bantu.
A l’occasion de la démonstration, intégralement faite en wolof, par le mathématicien Saxir Thiam du calcul du volume de la pyramide (exercice N° 14 du Papyrus de Moscou), le Professeur Diop a indiqué comment la connaissance de la langue-mère pourrait permettre de créer les néologismes dont les langues africaines ont besoin pour fonder un vocabulaire scientifique, tout comme les Occidentaux recourent au grec et au latin pour créer des concepts nouveaux en sciences.

Egyptologie et marxisme

Mais « le retour à l’Egypte, affirmera Abib Mbaye, a besoin du marxisme ». Se faisant plus précis, un autre marxiste, Aly Amady Dieng, rapprochera à Cheikh Anta Diop de donner dans l’antropologisme et la philosophie de l’histoire en ne tenant suffisamment pas compte des rapports sociaux. En même temps que l’auteur de Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l’Afrique noire[1], nombre d’autres intervenants ont reproché au Professeur Diop son identification de la formation sociale de l’Egypte pharaonique au « mode de production asiatique », catégorie très controversée au sein du marxisme-même et d’avoir soutenu, avec une conception attentiste, estime-t-on, que la révolution est impossible dans les pays à mode de production asiatique.
« Je suis parti, a rétorqué Cheikh Anta Diop, d’une étude concrète du passé des sociétés africaines pour dégager les lois de leur devenir et, par-là, du devenir de l’humanité. Mais je ne fais pas de la philosophie de l’histoire… Il n’y a pas au coexistence pacifique entre Hegel et moi ». S’élevant contre ceux qui lui font « des procès d’intention au détour de chaque mot», lui demandant de préciser ce qu’il entend par « révolution », « république », etc., il a tenu à affirmer sa sympathie pour le marxisme en même temps que son indépendance d’esprit. « J’ai étudié l’histoire africaine et je le regrette c’est dans la mesure où nous formerions les veux sur cette histoire que nous ignorerons par exemple, le vitalisme dont parle le Père Tempels. Les intellectuels africains devraient lutter contre une certaine tendance et aller saisir la vérité où qu’elle se trouve ». Par certains côtés, estime-t-il, l’œuvre de Friedrich Engels, c’est : « de l’ethnocentrisme qui se cherche une base matérialiste : « J’ai eu le tort de dire qu’Engels s’est trompé dans L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat. On a pris cela pour une critique générale du marxisme. Comme si j’étais un ennemi du marxisme. Les Africains ont un apport fondamental à faire au marxisme, mais c’est des hommes libres d’esprit qui doivent faire cette contribution ».
Cheikh Anta Diop s’est également défendu d’induire à l’attentisme révolutionnaire. Au surplus, révèle-t-il, « la première révolution prolétarienne, c’est la révolution osirienne de 2100 avant Jésus-Christ ».
« Je ne dis pas que la révolution est impossible en M.P.A. (mode de production asiatique). Je voudrais au contraire que vous examiniez les causes de l’échec des révolutions pour faire bouger la société et faire avancer l’histoire ! »
On a également reproché à Cheikh Anta Diop d’avoir, dans sa présentation des performances et des influences de la civilisation égyptienne, peu nuancé le rôle de celle-ci vis-à-vis de l’Afrique. Plus précisément, le reproche de « continuisme a été fait par plusieurs intervenants pour dénoncer le fait que l’Egypte est présentée comme « génitrice », « initiatrice » par rapport à une Afrique dont on dirait qu’elle était « un no man’s land » (Ibnou Diagne), alors que « tout n’était pas rose en Egypte » (Boubacar Diop).
Face à ces reproches, l’auteur de Parenté génétique de l’égyptien ancien et des langues africaines s’est ainsi expliqué : « J’ai démontré une parenté indéniable pour renforcer la prise d’initiatives. Mais il ne s’agit pas de dire que l’Egypte est la seule société qui ait rayonné sur l’Afrique. Parenté ne veut pas dire identité ! Le retour à l’Egypte n’enlève pas l’initiative aux peuples africains. »
A ceux qui constatent, frustrés et découragés, l’immense fossé qui sépare l’Afrique, sous-développée de nos jours, des splendeurs tant vantées de l’Egypte antique, le Professeur Diop prêche la relativisation : la régression est un problème universel auquel la théorie doit réfléchir, il n’est que de voir la situation actuelle de ce qui avait été jadis les cadres des prestigieuses civilisations de la Grèce, de Rome, de Byzance, de l’Espagne, de l’Angleterre, etc. « Si la petite Argentine se permet aujourd’hui de tirer la queue du Lion britannique, c’est que bien des choses ont changé » : remarque le Professeur Diop avant de conclure : « La régression ne doit pas arrêter l’historien où le sociologue ».
Au total, on pourrait dire que ce symposium a été pour Cheikh Anta Diop l’occasion de développer les termes de son testament scientifique. Ce pionnier de la recherche africaine a eu le bonheur de voir de son vivant la consécration des idées fondamentales pour lesquelles il s’est battu. Mais il faudra sans doute encore du temps pour que se réalise cette systématisation du retour à l’Egypte qu’il appelle maintenant de tous ses vœux. Toutefois, le flambeau de la recherche, a pu constater le Professeur Diop, est entre des mains sûres, et parmi celles-ci, on compte, Pathé Diagne, le principal maître d’œuvre de ce symposium.
Dans un livre qui préfigurait en quelque sorte ces rencontres, Pathé Diagne se pose, en tout conscience, en prophète du retour à l’Egypte pharaonique : « On peut, écrit-il dans sa « XIe thèse », en termes de mythes idéologiques penser le monde à venir et ses possibles à partir d’une problématique néo-pharaonique et d’époque. Les Négro-Africains vont devenir les Fari, héritiers d’Amon, d’Aat Menn, sa progéniture multiple (…) Il suffit qu’ils soient dans le Nouvel Âge des héritiers construisant leurs propres libertés[2] ».
Aux côtés de Théophile Obenga et d’autres, il y a donc déjà du sang neuf qui irrigue l’égyptologie africaine et sur lequel le combattant de la première heure peut compter pour l’amplification de son nouveau pari, pour l’exécution intelligente de son testament scientifique.
Lucien Houédanou (1982)
(Afrique nouvelle, Dakar, N° 1718, du 9 au 15 juin 1982)
 
[1] Amady Aly Dieng : Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l'Afrique noire, Editions L’Harmattan, Paris
[2] Pathé Diagne, L’europhilosophie face à la pensée du Négro-Africain, suivi de Thèses sur l’épistémologie du réel et problématique néo-pharaonique, Dakar, Editions Sankoré, 1981.



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