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Disparition de Jean Konan Banny :Témoignage et enseignements

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Me Jean Konan Banny. Je connaissais un peu l’homme. Une figure, au sens vrai du terme : corpulent, loin de passer inaperçu car il avait de l’envergure et du rayonnement. Il constituait, avec Félicien Konian Kodjo (disparu et oncle des enfants Konan Banny), les voix d’autorité du binôme familial Konian-Banny. C’est une famille qui comporte des noms illustres dans l’histoire de notre pays : Dr F. Konian Kodjo, médecin, membre fondateur du Pdci-Rda, ex-Pca de la CNPS, ex-maire de Divo et créateur de « Woya » le mythique groupe musical des années 1980, est le ‘‘père spirituel’’ de l’actuel Vice-président de notre pays, Daniel Kablan Duncan (1) ; Konian Kodjo est le père géniteur du célèbre producteur François Konian-Banny, (disparu en 2016), ex-dg de Radio Jam. Ce dernier, on le sait, a signé les plus belles pages de l’histoire de la production musicale ivoirienne. Les familles Konian et Banny comptent aussi au nombre de leurs illustres figures, le Général A.-François Konan Banny, disparu en 2017, premier Ivoirien ayant fait St-Cyr (par voie de concours Grande Ecole), et Charles Konan Banny, ex-gouverneur de la Bceao, ex-Premier ministre. 
Voilà un peu campé le climat historico familial des Konian et Banny. Celui qui vient de partir, Jean Konan Banny, le ‘‘tonton’’ à tous, aura marqué ma mémoire d’adolescent des années 1960 et celle de l’adulte que je suis devenu. 
La première fois que j’ai entendu ce nom, c’était en 1963 (ou 1964) ! Je me souviens, comme d’hier, les circonstances dans lesquelles ce nom m’est parvenu. J’avais huit ou neuf ans, et je venais de me fabriquer une guitare artisanale au village, pendant les vacances. Et j’ai entendu sur le poste de radio de mon père (nous étions des privilégiés dans notre village car mon père, fonctionnaire de la RAN, possédait un minimum de confort urbain) une chanson qui continue de me causer du déplaisir. Et la chansonnette disait : 
« Banny é yé o m’mô (2 fois)
Banny é yé o m’mô, hé !
Missié Offouê yé o lélé
Aliê nga owa fa min yi 
Yêlê koun lê (3 fois)… » 
 
Essai de traduction littérale : 
 
« Félicitations, Banny (3 fois)
Monsieur Houphouët t’a fait
Et toi, tout ce que tu veux lui donner en retour
C’est le tuer, le tuer, le tuer (…)
 
Et la chanson finissait par la réflexion suivante : « Ce que tu mérites, c’est Assabou » (dit dans un baoulé que je ne suis plus capable de répéter aujourd’hui – acculturation quand tu nous infliges gêne et honte !)
[Confidences de nuit]
 
Assabou. Les mentons velus s’en souviennent : il s’agit des complots de 1963. Une sombre histoire qui a brisé des ambitions et des vies de la première élite de cadres de notre pays, pour la plupart des gens ayant fait de hautes études en France.  Entre de nombreux autres, Charles Donwahi, Djessou Loubouo, médecin et penseur de haut niveau (2), Paul Anaky (frère d’Anaky Kobéna), Jean-Baptiste Mockey, Koné Amadou, Germain Coffie Gadeau, Samba Diarra, Konan Charles (devenu Nokan, sociologue et écrivain).
Assabou. Une tragédie nationale qui souille vraiment le règne de Félix Houphouët-Boigny, surtout à cause du décès d’Ernest Boka (le seul mort à Assabou), manifestement consécutif aux maltraitances à lui infligées par les gardes pénitenciers. Houphouët-Boigny, redoutable et intraitable homme politique, assied ainsi ce qui deviendra son règne dictatorial et tri décennal, par cet acte de terreur sur l’intelligentsia du pays : 1963-1993. Trente ans de règne sans partage depuis ces tristes événement d’Assabou. L’homme finira par réhabiliter administrativement (par nomination à de hautes fonctions) mais surtout financièrement, nombre de ces victimes à jamais marquées des souvenirs atroces de cette sinistre farce politique. 
Fait étrange : du vivant d’Houphouët-Boigny jugé comploteur par ses victimes, aucun d’entre ces ex-prisonniers d’Assabou n’a publié de témoignages sur cette tragédie. Les deux textes qui ont été publiés jusque-là sont de Samba Diarra et de Koné Amadou ; mais leurs auteurs ont attendu que l’accusé principal soit non seulement mort, mais surtout enterré, bel et bien enterré d’abord avant de publier leurs ouvrages enragés (c’est légitime) contre le disparu ! Je les comprends, mais qu’ils sachent que, faute de confrontation des témoignages et versions, Assabou reste donc, jusqu’aujourd’hui, pour l’ensemble des Ivoiriens, une énigme, une obscurité dans la vie de notre jeune pays… 
C’est à la fin du mois mai 1988 que je fis la connaissance de M. Jean Konan Banny, chez lui, dans sa villa de Cocody Danga, proche de celle de M. Konian Kodjo. Mai 1988-mai 2018. Quelle coïncidence ! 30 ans. Une histoire qui mériterait d’être contée, mais dans un autre contexte (3). Ce qui m’avait tout de suite frappé, c’était la sobriété des lieux : une villa de statut moyen, un seul aide de camp — l’homme était pourtant ministre de la défense ! J’aurai le privilège de le revoir 48 heures après, toujours chez lui, à sa demande — plutôt sur ses ordres ! Une nuit. Il était en compagnie de Me Adam Camille et du Pr Zadi Zaourou. 
Nuit inoubliable. C’est là que j’apprendrai que le Pr Zadi, mon Maître, et Jean Konan Banny, furent des compagnons de cellule, à Assabou. C’est là aussi qu’ils évoquèrent (plus qu’ils me les racontèrent) les conditions du décès d’Ernest Boka : les cris de souffrance et douleur de cet homme que battaient sauvagement, une nuit, des gardes furieux et rendus de plus en plus hystériques par les injures (légitimes) que leur lançait le supplicié révolté. Et puis, soudain, un grand soupir, rauque, après les hurlements de souffrances ; et puis l’ample silence qui s’en est suivi. La tragédie était survenue ! Ernest Boka venait de décéder sous la torture (4). Peu de temps après, ce fut un ballet d’arrivée de responsables de la prison dans sa cellule. Puis l’image fantasmagorique d’un corps qu’on emporte dans l’obscurité. Triste nuit de froid et de silence d’effroi à Assabou-la-ténébreuse (5). Le Pr Zadi me conta de nouveau ces instants tragiques à donner des frissons, quelques mois avant sa disparition, au cours d’un de nos nombreux soir d’entretien.  
 
[L’urgence d’un capital « Mémoire nationale »]
 
Nuitée exceptionnelle donc que celle-là que je passai en compagnie de ces trois hommes. Un merveilleux rendez-vous du verbe, de la parole pure et bellement proférée, mais aussi un rendez-vous avec quelques parcelles de l’histoire de notre pays. Au cours de ces échanges que j’écoutais avec une attention de prosélyte, Me Adam Camille fit le reproche à Jean Konan Banny d’avoir cédé aux sirènes du pouvoir et de s’être compromis en acceptant de composer de nouveau avec Houphouët-Boigny dont il était finalement devenu le héraut et l’ardent défenseur. Et il lui cita, en contre-exemple, M. Zadi, intellectuel incorruptible et irréductible. Je me souviens de la réponse de M. Jean Konan Banny. Le regard, étrangement fixé sur moi et une main tendue vers moi, il dit, comme dans un souffle, à Me Adam Camille : « Je ne pouvais plus continuer, Camille. Mais on n’a pas à désespérer, car la flamme ne s’est pas encore éteinte. » Un frisson me parcourut la nuque ! Je compris plus tard pourquoi M. Zadi était de cette rencontre, le sens de cet entretien nocturne… 
Par François Konian-Banny mon ami depuis 1980 (grâce au célèbre guitariste Jimmy Hyacinthe), je cultivai mes rapports avec les familles Konian et Banny ; aussi, ai-je eu parfois, sinon souvent, l’occasion de voir ‘‘tonton Jean’’. En 1991, il m’accorda ainsi une interview sur la Culture, à l’occasion d’un Festival culturel à Yamoussoukro dont j’assurais la couverture pour le compte de « Fraternité Matin ». En présence du Pr Zadi, Jean-Marie Adiaffi, Amadou et Moussa Kourouma, les invités d’honneur de la ministre de la Culture, Henriette Diabaté, le ministre Jean Konan Banny gratifia le public d’un discours d’ouverture d’anthologie où il donna un véritable cours sur les origines grecques du théâtre, les premiers pas de cet art en Côte d’Ivoire en nous rappelant le rôle de Coffie Gadeau, Amon d’Aby, B. Dadié ; il parla aussi des rapports entre l’être et l’avoir, ressuscita Platon, Camus, Sartre, le débat entre les existentialistes et les essentialistes. Enfin, il situa la pensée politique et humaniste d’Houphouët-Boigny par rapport à ces courants d’idées. Plus fascinant encore, c’était un discours oral, mais fortement architecturé. Impressionnant !
Je découvrais ainsi, fasciné, Jean Konan Banny dans sa splendeur intellectuelle. Oui, ce fut une fête du verbe exalté face à d’autres princes de la parole. Un « standing ovation » salua sa prestation. Je parie qu’à part mon reportage écrit que l’on peut retrouver, il n’existe aucune image vivante, ni son, de ces grands moments — le drame de nos télévisions et radios de sous-développés. Une grave incurie mentale que nous continuons de traîner sur nous ! Dommage !...
Puis, arrivèrent les années 2000 au cours desquelles les hasards (?) de la vie me mirent sur la route d’un autre prestigieux Konan Banny : Charles. Gouverneur de la Bceao. 2004. J’avais déjà entendu vaguement parler de lui au cours des années 1990, à Paris. De nouveau, je retrouvai François Konian-Banny, Germain Banny, Alexis Konan, Brou Firmin, ‘‘tonton Jean’’, et fis la connaissance d’un autre illustre Konan Banny : le Général A.-François Banny, qui me tint, lui aussi, en estime. De ma retraite carolinienne, je décode aujourd’hui tous ces signes : Charles Konan Banny est survenu sur ma route pour, sans doute, prolonger une histoire qui refuse de mourir sans avoir joué ses dernières notes. C’est une histoire dans l’histoire, mais dont j’ignore l’épilogue.
 
[La tragique éloquence d’un silence]
 
Les historiens et d’autres chercheurs plus chanceux que moi parviendront peut-être un jour à retracer la vie de Me Jean Konan Banny, prestigieux homme d’Etat de la république de Côte d’Ivoire. De 1994, date de sortie de « Les vrais complots d’Houphouët » (le livre à succès du Pr Samba Diarra) à 2013, soit pendant près de 20 ans, j’ai, en vain, sollicité de lui des entrevues pour recueillir le vrai récit de sa vie : une biographie donc. Ce n’est qu’en décembre 2014 que j’ai obtenu son accord par le biais de son frère Charles. Le plan de travail et le questionnaire furent achevés. Hélas, les circonstances de la vie m’ont maintenu en exil pendant trois ans. Retourné au pays récemment, je n’ai pu le voir : son état de santé n’était pas au mieux. La nouvelle de sa disparition m’est parvenue ici, un soir de soleil tombant sur la Caroline. 
Jean Konan Banny part ainsi avec une part très précieuse de l’histoire de la Côte d’Ivoire : celle de la création de l’Armée nationale, ses enjeux, celle de la prison d’Assabou de Yamoussoukro (en nécessaire complément aux témoignages de Samba Diarra, Koné Amadou, Charles Konan dit Nokan), celle surtout de sa connaissance de l’Homme, ses expériences de la vie, ses rapports énigmatiques avec le président Houphouët-Boigny son bourreau d’hier dont il finit par en devenir le laudateur et admirateur (?), la construction de ce pays, sa part d’engagement et de responsabilités ou d’innocence dans le désamorçage des crises qui ont secoué la Côte d’Ivoire à partir de 1963 jusqu’à 2000 ; pêle-mêle : outre Assabou, la crise du Guébié (1970), les épurations salutaires (?) de juillet 1977, les conflits de succession entre Bédié et Ouattara, le coup d’Etat, la mauvaise qualité de ses relations avec Henri Konan Bédié, la rébellion, ses relations avec d’illustres généraux d’armée de notre pays — Thomas d’Aquin, Gaston Ouassénan, Zézé Baroan, Robert Guéi, Sory Dembélé. Oui, je comptais vraiment écrire cette histoire. Echec. Témoignage d’un cruel rendez-vous manqué avec le destin. 
En homme de culture accompli et doté d’une maîtrise fascinante de la langue française, Jean Konan Banny a-t-il, lui-même, rédigé sa biographie ? Je n’en sais rien. Une certitude : c’est une autre mémoire qui vient de s’éteindre. Un vide de plus à combler. Et c’est l’interrogation majeure que suscite, finalement, la disparition de ce grand homme d’Etat : que laisserons-nous comme expériences de la vie aux générations futures pour les aider à ne pas commettre les erreurs que nous avons commises, si nous n’écrivons pas ce que nous avons vécu ?
 
[Pour conclure]
 
Par l’énigmatique silence qu’il a observé sur nombre de questions que suscite l’histoire de la Côte d’Ivoire sous la gouvernance d’Houphouët-Boigny et sur celle de ses successeurs, Jean Konan Banny laisse, en tout cas et malgré lui, des messages forts aux politiciens ivoiriens : la discipline et le contrôle de la parole quand il s’agit d’évoquer de graves Affaires d’Etat, la capacité à évacuer les peines et frustrations subies tout au long de l’aventure politique, la nécessité d’accepter entièrement et avec sincérité le repentir et la main tendue du bourreau d’hier — c’est qu’il a fait, lui, dans ses rapports avec le Président Houphouët-Boigny (***). C’est un haut acte de réconciliation nationale avant la lettre. Est-ce donc un hasard que ce soit un (autre) Banny qui ait été choisi par la Communauté internationale en 2005, pour aider le pays à aller à la Réconciliation ? Est-ce de même un hasard si c’est à ce même Banny, Charles, que le Président Ouattara a, de nouveau, confié cette immense et délicate tâche ? Et pourquoi, aujourd’hui, ce long et pesant silence de l’archange de la réconciliation sur ces questions de la plus haute importance stratégique ? Des questions, des questions. Et toujours ce silence troublant et embarrassant !
Il est parti, Jean Konan Banny. C’était la silhouette la plus altière de la famille Konian-Banny. Que silence et méditations accompagnent ses derniers instants sur cette Terre des Hommes et de Dieu. Merci, « tonton Jean », pour tout ce que tu as fait pour ce pays désormais en peines et misères à l’année. Mille pleurs d’ici aussi, de la Caroline d’où me parvient encore l’aura de ton regard, la qualité de ton verbe, haut et beau comme chant de Doworé-mythique-diseur de symboles dont m’entretenait inlassablement Bernard Zadi, ton alter ego en la matière. Mes condoléances aux familles Banny et Konian, plus particulièrement à Charles, mon patron.
 
 
 
___
Notes.
 C’est Frédéric Grah Mel (qui n’est pas un militant du Pdci-Rda) qui a écrit la vie de Félix Houphouët-Boigny !     
***. Pour lui, ainsi que pour quatre autres détenus, fut prononcée la peine capitale. Au début des années 2000, en consultant des archives politiques que possédait la famille Korétchi, à Abengourou, j’ai eu le bonheur de ‘‘tomber’’ sur le manuscrit original de la lettre de demande de grâce de Jean Konan Banny, adressée au Président Félix Houphouët-Boigny. Un texte délicieux dans sa conduite rédactionnelle. 



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